Lundi 12 décembre, 20 heures 43, heure d'Abidjan. Une publication en apparence anodine vient d'apparaitre en story sur le compte personnel de Maureen Ayité, la CEO de Nanawax - une entreprise bien connue en Côte d'Ivoire :
"Je vous dis toujours. Faites attention dans le gbairai. Un jeune homme qui me souris et me salue à chaque fois qu'il me croise viens de m'envoyer ça par accident...", titre la femme d'affaires.
S'ensuit une capture d'écran du message dont il est question, sur laquelle on peut lire une phrase lapidaire en réponse à la story précédente de l'entrepreneure :
"Leur couple sans os la"
Ce à quoi Maureen Ayité rétorque :
"Dieu vous bénisse."
Le message vient d'un dénommé Pierre Akpro, journaliste ivoirien bien connu qui officie à la NCI, la Nouvelle Chaîne Ivoirienne . Il a visiblement été envoyé par erreur. Le "couple sans os" fait référence à la créatrice de mode et à son compagnon, tous deux vêtus de tenues traditionnelles sur l'image commentée. Ni une ni deux, Maureen Ayité affiche ce commentateur indélicat et mentionne son compte.
La story suivante de la jeune femme est consacrée à une leçon de vie sur l'hypocrisie de l'entourage, et la méchanceté gratuite des personnes qui, si elles affichent leur admiration pour elle en public, n'hésitent pas à la vilipender dans son dos.
L'histoire aurait pu s'arrêter là si Pierre Akpro avait reconnu ses torts. Après tout la médisance, si elle est malaisante, est plutôt bien acceptée en Côte d'Ivoire, où elle équivaut à un sport national et fait les choux gras de toutes sortes de programmes télé.
Il choisit pourtant de mentir, en prétendant que ce message ne lui était pas destiné, tout en reconnaissant que ledit message n'était pas sympa. Devant le screenshoot affiché par l'entrepreneure, il est cependant contraint de faire marche arrière. Des excuses peu sincères qui la heurtent, puisque l'homme s'empresse ensuite de publier un smiley qui rit en story, et publie un gorille dans son feed pour afficher le peu de cas qu'il fait de ses états d'âme. Ce qui suffit à déchaîner contre lui les foudres de Maureen Ayité, qui partage en temps réel avec ses followers, cette succession d'évènements.
Il n'en faudra pas plus pour que l'ire de sa communauté se déchaîne sur le malheureux détracteur. Pris de peur, celui-ci efface de son compte la publication concernée, de même que près de quatre-vingts publications. Trop tard ! Les captures d'écran, dont se servira la presse à scandale en ligne pour divertir ses lecteurs à ses dépens, ont déjà eu lieu.
L'épisode, un brin cocasse, prend une tournure particulièrement gênante lorsque Pierre Akpro se procure le numéro de Maureen Ayité, et l'appelle pour tenter de lui faire avaler une couleuvre : son portable aurait été piraté. Pas dupe pour un sou, l'entrepreneure lui demande des preuves. Un extrait de cet échange malaisant est aussitôt publié, incriminant davantage l'indélicat aux yeux du public qui assiste à ce spectacle navrant. Constitué de près de 100 000 personnes, les uns se délectent de sa déconfiture, quand les autres déplorent que l'affaire n'ait pas été réglée en privée, les deux protagonistes fréquentant les mêmes cercles.
Tout cela aurait de quoi faire rire, n'eut été le contexte entourant ce bad buzz : quelques heures plus tôt à peine était survenu un évènement qui aurait dû porter la créatrice à plus de retenue. C'est du moins ce que préconisait l'entendement commun. La jeune femme de 34 ans venait en effet de recevoir des mains de Catherine Colonna, la Ministre de l'Europe et des Affaires étrangères de France, une distinction honorifique : celle de Chevalier des Arts et des Lettres.
Aux vues des circonstances, on aurait pu s'attendre à ce qu'elle fasse preuve de prudence et de circonspection dans sa communication, afin de ne pas jeter une ombre sur sa réputation, de même que celle du pays qui lui a conféré cette dignité - ou même eu égard à la réputation de son entreprise... Ce serait pourtant mal la connaître au vu des précédents établis.
La jeune femme, connue depuis une dizaine d'années grâce au succès de sa marque de mode, Nanawax, n'a pas la langue dans sa poche, et se défend bec et ongles à chaque fois qu'elle s'estime victime d'une attaque infondée. Une fois qu'elle mord dans la chair de son agresseur du moment - et il y en a un certain nombre -, celui-ci, devenu la proie, se débat entre ses crocs pendant qu'elle le déchiquette. Jusqu'à ce qu'il s'effondre à ses pieds, vaincu.
Si cette pugnacité et cette détermination à se battre pour triompher des obstacles qui se dressent sur son chemin forcent l'admiration, et sont d'un grand secours en ce qui concerne sa vie professionnelle, elles lui donnent pourtant des allures de personne querelleuse lorsqu'il est question de la gestion de son image.
"Pourquoi ne laisse-t-elle pas couler ?" se demandent ses détracteurs. "Elle devrait y être habituée maintenant, après tout, être moqué et maltraité par les critiques n'est-il pas un corollaire indissociable du statut de personnage public ?"
Pas pour Maureen Ayité, venue à la notoriété presque contre sa volonté. Son image, associée à celle de sa marque par la force de la nécessité (l'entrepreneure n'ayant pas les moyens d'embaucher des mannequins au lancement de son activité), lui colle à la peau et fait peser sur elle des attentes dans lesquelles elle ne se reconnait pas. Ce n'est pas son genre d'encaisser les coups en silence, tête baissée, ou de faire fi des provocations directes au nom d'une quelconque réputation. Elle ne se considère pas comme un personnage public ou comme une influenceuse mais comme une commerçante. C'est décidé : elle ne cèdera pas aux attentes que tente de lui imposer ce public bien pensant qui n'a d'autre préoccupation que de commenter la vie des uns et des autres...
La question n'est pourtant pas aussi simple qu'elle la conçoit puisque son image est et restera, pour le meilleur comme pour le pire, liée à celle de son entreprise. La méprise ne s'arrête pas là, car Maureen Ayité s'identifie davantage aux commerçantes du marché d'Adjamé qu'aux influenceuses à la communication policée, ce qu'elle n'est pas. Le fossé entre ce qu'elle croit être et la façon dont elle gère son entreprise est si profond, qu'une appellation simple comme celle à laquelle elle s'accroche aussi désespérément qu'elle s'agrippe à sa liberté d'agir et de parler comme une personne lambda, ne suffirait pas à le combler.
Créatrice de mode, propriétaire d'une multinationale reconnue, elle ne peut se comporter avec la même liberté qu'un internaute lambda. Sa liberté, si chère à son coeur, grignote peu à peu l'image de son entreprise. Et réduit son humanité aux yeux de l'opinion générale, car ce que l'on comprend et pardonne aisément à un individu lambda, on le retient contre elle. L'indulgence dont pourrait bénéficier un tiers moins connu lui est désormais inaccessible. Pour le meilleur comme pour le pire, rien ne lui sera épargné et le moindre commentaire, aussi innocent soit-il, sera interprété négativement, en lui accolant une malice qui n'est pas la sienne.
C'est le cas lorsqu'elle fait référence de façon naturelle au conjoint dudit Pierre Akpro, en pensant qu'il s'agissait d'un fait connu du public, puisque ce dernier ne s'en est jamais caché. Faisant fi de leur propre homophobie, qui les pousse à attaquer vicieusement le journaliste de NCI, les internautes lui attribuent leur propre malveillance, et la peignent à l'encre noire.
Une couleur dont elle se débarrassera aussi facilement qu'un cygne qui s'ébroue d'un duvet qui n'est pas le sien, seulement quelques heures plus tard, en organisant une distribution de cadeau à des orphelins, comme elle le fait chaque année depuis dix ans, et ce, depuis ses années d'étudiante fauchée. Avec générosité, bienveillance et la conscience intacte, elle s'adonne de bon coeur à des jeux avec les enfants, dont elle préserve l'anonymat, contrairement à l'exhibitionnisme habituel des personnages publics dans leurs oeuvres caritatives.
Profondément humaine, elle prend à bras le corps les problèmes de ces orphelins, dont certains sont handicapés, et répertorie leurs besoins et y répond, alors même qu'elle doit faire face à une bataille redoutable, qui émaille sa vie : celle de sa santé. Deux jours à peine après avoir lancé une collecte, certains de ses followers ayant exprimé le souhait de s'associer à son action, Maureen Ayité est hospitalisée. Ce qui ne l'empêchera pas de récolter près de 30 000 euros depuis son lit d'hôpital et d'organiser une autre livraison à une nouvelle pouponnière. Et ce, sans jamais se poser en victime des circonstances, qu'elle affronte bravement, comme à son habitude.
L'histoire de Maureen Ayité dénote d'un dilemme que nous gagnerions à observer de plus près : celui du personnage public, qui semble acter que la liberté de penser, d'agir et d'être dans sa pleine humanité dans la sphère publique serait le coût de la notoriété. La perte d'authenticité et de spontanéité ne seraient-ils pas un prix trop élevé à payer en échange de l'admiration d'un public capricieux, dont l'opinion peut changer à tout instant, au gré de la mode du moment ? Que resterait-il alors à ces influenceurs, une fois leurs followers partis, l'adulation qu'ils leurs portaient étant à présent tournée vers un nouvel objet d'affection ?